Chōjun Miyagi
Au cœur d’Okinawa, au début du XXe siècle, là où les embruns de la mer se mêlent au souffle d’un homme qui allait marquer l’histoire du karaté : Chōjun Miyagi.
Un matin de 1902, dans les ruelles encore calmes de Naha, un adolescent avance d’un pas décidé. Sa famille est riche, ses vêtements sont propres, mais dans son regard il y a une flamme qu’aucune fortune n’éteindra : la quête de vérité par l’art martial. Cet adolescent, c’est Chōjun Miyagi.
À quinze ans, il entre dans le dojo de Kanryō Higaonna, le maître sévère mais juste. Là, chaque soir, il transpire sur le kata Sanchin (三戦). Trois batailles : le corps, le souffle, l’esprit. Les autres élèves plient, abandonnent parfois, mais Miyagi reste, ses muscles brûlant, sa respiration sifflante, ses doigts engourdis par les makiwara.
« Plus fort que la mer, plus souple que le vent », disait Higaonna. Et Miyagi grava ces mots dans son cœur.
Lorsque son maître mourut, Miyagi, jeune homme, sentit le vide. Pour honorer Higaonna, il fit le voyage jusqu’à Fuzhou, en Chine, sur les traces des maîtres du Naha-te. Là-bas, dans des jardins parfumés de thé, il observa des moines pratiquer des mouvements spiralés, des souffles profonds, des mains qui semblaient puiser leur force dans le ventre de la terre. On lui montra des exercices qui deviendraient plus tard la chair et le sang de son style.
De retour à Okinawa, il forgea une synthèse : le dur et le souple (Go 剛 et Jū 柔). Le poing solide comme la roche, mais capable de se plier comme le bambou dans le vent. Ainsi naquit le Gōjū-ryū.
Dans son dojo, Miyagi corrigeait chaque détail. Son regard était perçant, mais son cœur patient. Il posait parfois la main sur le ventre d’un élève en lui disant :
« Respire ici. Le souffle est plus fort que le muscle. »
Les enfants du village venaient l’observer, fascinés par cet homme capable de briser une planche d’un coup de poing… puis, l’instant d’après, de caresser doucement le front d’un élève épuisé.
En 1930, il donna officiellement un nom à son école. Il s’était inspiré d’un vieux manuscrit chinois, le Bubishi, qui disait : "Tout dans l’univers respire le dur et le souple."
Le karaté cessait alors d’être une pratique secrète d’Okinawa pour entrer dans le Japon moderne. Miyagi fit des démonstrations à Tokyo, devant des professeurs et des militaires ébahis par l’énergie qui se dégageait de ses mouvements.
Pendant la guerre, il vécut des années sombres. Son dojo fut détruit par les bombardements. Il perdit un fils dans le chaos. Mais même au milieu des ruines, Miyagi continuait de pratiquer Sanchin, debout dans la poussière, comme un roc au milieu de la tempête.
Vers la fin de sa vie, ses cheveux blanchis, il enseignait surtout la paix. À ses élèves il répétait :
« Le véritable karatéka n’a pas besoin de montrer sa force. Le vrai combat est contre soi-même. »
Il leur faisait répéter des centaines de fois Tenshō (転掌), ce kata de mains tournantes, où l’on apprend à accueillir, détourner, et transformer l’énergie.
Ses disciples se souviennent encore de sa voix grave, comme un souffle du large :
« Le poing sans le cœur n’est qu’une arme vide. Mais le poing avec le cœur peut protéger tout un peuple. »
Chōjun Miyagi s’éteignit en 1953. Mais chaque fois qu’un pratiquant exécute lentement Sanchin, les pieds enracinés, la respiration concentrée, il est là. Chaque fois qu’un élève découvre l’équilibre fragile entre la dureté et la souplesse, son héritage renaît.

Un cours avec Miyagi Chōjun
RépondreSupprimerLe dojo est modeste, plancher de bois patiné par des années de sueur et de pas lourds. Au mur, quelques calligraphies, et l’odeur du sel marin qui entre par les fenêtres ouvertes. Le soir tombe, et les cigales d’Okinawa accompagnent le rythme lent d’une respiration.
Au centre, assis en seiza, les élèves attendent. La porte coulisse doucement. Entre un vieil homme, aux cheveux blancs tirés en arrière, aux yeux noirs comme deux braises encore vives. Sa démarche est calme, mais on sent qu’en lui, chaque pas pourrait devenir un coup de tonnerre.
C’est Miyagi Chōjun.
Il s’avance, ajuste sa ceinture, et dit d’une voix posée :
« Aujourd’hui, nous ne frapperons pas fort. Aujourd’hui, nous apprendrons à respirer. Car celui qui ne respire pas, ne vit pas. Et celui qui ne vit pas, ne combat pas. »
Les élèves se lèvent. Le maître se place devant eux, pieds en sanchin-dachi (三戦立ち), les genoux fermes, les orteils agrippant le sol comme des racines. Ses poings se lèvent, lents, contrôlés. Chaque expiration est un grondement sourd, comme le souffle d’un volcan.
Il s’approche de toi. Sa main se pose légèrement sur ton ventre.
« Ici, souffle profond. Pas dans la poitrine. Le dantian doit être comme l’océan, calme en surface, puissant en profondeur. Inspire… expire… »
Sa voix résonne comme un mantra.
Puis il te corrige : ton épaule trop haute, ton regard trop dur.
« Le dur sans le souple, c’est le fer qui rouille. Le souple sans le dur, c’est la corde qui se brise. Trouve l’équilibre. »
Il montre alors le kata Tenshō (転掌). Ses mains tournent lentement, paumes ouvertes, doigts vivants. C’est comme voir le vent jouer avec des vagues invisibles. Il pivote, absorbe, détourne une attaque imaginaire. Son souffle accompagne chaque geste.
RépondreSupprimer« Le dur protège, le souple sauve. N’oublie jamais. »
Un élève plus jeune, impatient, frappe un makiwara avec force. Miyagi s’approche, observe, puis d’un geste sec, il frappe lui aussi. Le bois grince. Mais il ne sourit pas.
« La force seule ne sert à rien. Montre-moi ton cœur dans ton poing. »
Il revient vers toi, place ton bras, ajuste ton poignet. Puis doucement, il guide ta respiration. Son regard se plonge dans le tien, intense.
« Tu veux comprendre mon karaté ? Alors n’apprends pas seulement à frapper. Apprends à écouter ton corps, à sentir ton souffle, à voir dans l’ombre de ton adversaire le reflet de ton propre ego. Le vrai combat est là. »
La nuit est tombée, le dojo est silencieux. Tous les élèves, épuisés, transpirants, mais les yeux brillants, s’inclinent devant le maître. Miyagi, lui, reste immobile, les mains jointes, comme s’il priait. Et dans ce silence, tu comprends que ce karaté n’est pas seulement une technique : c’est une voie de vie.
Miyagi-sensei, âgé, nous enseigne Tenshō (転掌), non pas comme un kata figé, mais comme un travail vivant, un souffle, un chemin.
RépondreSupprimerLe maître se place devant toi, pieds en sanchin-dachi (三戦立ち). Son corps est solide, ancré, mais son visage est doux.
Il commence lentement, ses paumes tournent, se déploient, s’enroulent. On dirait une conversation silencieuse entre ses mains et l’air autour de lui.
« Tenshō n’est pas un kata de force brute, dit-il d’une voix grave. C’est un kata de transformation. L’eau devient vapeur, la vague devient écume, le souffle devient énergie. Observe. »
Ses mains s’élèvent, se croisent, se retournent comme des vagues qui montent et redescendent. Sa respiration suit le mouvement : profonde, sonore, un souffle qui vibre dans la poitrine comme un tambour intérieur.
Il s’approche de toi.
« Place-toi. Les paumes ouvertes. Ne cherche pas à imiter mes gestes. Écoute ton souffle. »
Tu lèves tes mains, maladroitement peut-être. Miyagi guide tes poignets, tes doigts.
« Les doigts doivent être vivants, comme les branches d’un pin. La paume est douce, mais sous cette douceur, elle peut trancher, saisir, briser. Tenshō est la main du guérisseur et du guerrier. »
Il montre : la paume qui caresse l’air devient soudain une frappe circulaire, la rotation du poignet se transforme en clé sur une articulation invisible. Tout est contenu dans la fluidité.
« Ici, souffle et mouvement sont unis. Expire… tourne… inspire… ouvre. Tu ne combats pas l’air : tu danses avec lui. »
Il ferme les yeux, exécute lentement encore une séquence. Son corps semble vieux, mais chaque geste est chargé d’une puissance tranquille, comme si derrière la fragilité apparente se cachait une mer sans fond.
« Tenshō est la contrepartie de Sanchin, explique-t-il. Sanchin est le roc, Tenshō est l’eau. Sanchin enseigne la racine, Tenshō enseigne le vent. L’un ne peut exister sans l’autre. »
RépondreSupprimerPuis il te fait répéter. Tes mains tournent, tes paumes se déploient, et il corrige sans cesse :
– « Plus rond. »
– « Respire ici, dans le ventre. »
– « Sens le flux, ne casse jamais la continuité. »
À chaque cycle, ton souffle s’harmonise. Les tensions se dissipent. Tes doigts deviennent plus souples, ton esprit plus calme. Et soudain, tu comprends : Tenshō n’est pas seulement un kata, mais une méditation en mouvement, une pratique où le combat intérieur devient paix.
Miyagi te regarde longuement, et son visage ridé s’éclaire d’un sourire rare.
« Voilà. Tu as senti ? Ce n’est pas la technique qui importe. C’est l’énergie qui circule. Quand tu pourras faire Tenshō comme tu respires, alors le dur et le souple ne seront plus deux, mais un. »
Le cours se termine. La nuit est avancée, les grillons chantent. Dans ton corps, il y a une chaleur douce, une vibration profonde. Tu sais que ce soir, quelque chose s’est ouvert.